Karim, de la rue au droit commun

Karim¹ est rencontré en rue dès nos premières maraudes, en octobre 2021. Lors des premiers échanges avec le groupe, il refuse toute communication avec les éducateurs, contrairement aux autres jeunes présents. Il se montre hostile envers nos fonctions, nos missions et nous fuit. Ainsi, une des premières phrases qu’il nous adresse est : « Moi en foyer, jamais de la vie ! ».

Au fur et à mesure des maraudes effectuées, il semble peu à peu tolérer notre présence, sans pour autant échanger avec nous. Nous notons par ailleurs l’intervention de majeurs se plaçant physiquement entre l’équipe et le jeune, lui demandant de s’éloigner de nous. Un mois après notre première rencontre, Karim est aperçu non loin de la mise à l’abri, semblant attendre les autres jeunes. Malgré nos incitations, il reste éloigné de la structure et refuse d’y entrer.

 

Premier pas à la mise à l’abri et signalement au Parquet

Le 3 novembre 2021, Karim entre pour la première fois au sein de la mise à l’abri. Il accepte d’être reçu en entretien d’accueil par l’équipe. Durant cet échange, il se livre peu à peu sur son parcours et notamment sur ses conditions de départ du Maroc. Ces raisons sont principalement économiques et liées à la situation de sa famille. Il a très peu fréquenté l’école et ne sait pas lire et écrire. La question de la famille est centrale pour lui. Il est d’ailleurs en contact très régulier avec ses proches, surtout sa mère. Karim est resté 7 mois à Melilla, en Espagne, où il est arrivé à la nage. Il s’est ensuite caché sur un camion pour se rendre à Malaga où il a passé quelques semaines. En août 2021, il arrive en France, puis à Paris.

Le 8 décembre 2021, Karim passe sa première soirée sur la mise à l’abri. Dès cette date et durant les mois de décembre et de janvier, ses passages sont fréquents, presque quotidiens. Cependant les nuits passées ne sont pas aussi régulières. Ainsi Karim dormira à la mise à l’abri pour la première fois le 28 décembre, soit plus de deux mois après notre première rencontre.

À plusieurs reprises, nous notons que le mineur passe le début de soirée à la mise à l’abri puis reçoit un appel ou un message de personnes inconnues l’incitant à quitter la structure et passer la nuit à l’extérieur. Au regard de l’accumulation de nombreux indicateurs d’exploitation, notamment la répétition d’actes délinquants semblant commis sous la contrainte, nous signalons sa situation au Parquet des mineurs de Paris à la fin de l’année 2021.

 

La santé comme levier d’accroche

Dès la première rencontre, nous observons un état physique inquiétant chez Karim : une maigreur extrême, des plaies infectées, une gale très invasive. Nous apprenons au cours des échanges que ce dernier a toujours refusé une quelconque prise en charge médicale. De même, malgré nos sollicitations en maraude, il refuse systématiquement l’accès aux soins ou même des accompagnements vers des centres de santé. Si nous avions pu effectuer trois soins urgents en décembre 2021, il nous faut attendre mars 2022 pour que Karim accepte enfin d’être accompagné vers un établissement de santé.

En effet, à cette période, son état de santé se dégrade brusquement. Il n’est plus en capacité de se lever pour sortir de sa chambre, il est atteint d’une fièvre importante. Durant cette période, il bénéficie d’une attention renforcée de la part de l’équipe (portage des repas, prise de température régulière, possibilité de rester sur la structure en journée etc.). Lorsque son état physique s’est amélioré, nous avons pu noter un réel changement dans le comportement de Karim, qui commence à investir le lien. À titre d’exemple, il commence à demander les prénoms des différents membres de l’équipe, il cherche à passer du temps en individuel avec chaque professionnel.

 

Évolution au sein de la mise à l’abri

Petit à petit, le jeune commence à poser des questions sérieuses, concernant son avenir et les possibilités de rester sur le territoire français. Pour y répondre, nous avons organisé une rencontre avec une avocate de l’antenne des mineurs de Paris, qui s’est déplacée jusqu’à la mise à l’abri pour évoquer avec lui les questions liées à une possible régularisation de sa situation administrative à sa majorité.

Nous pensons qu’au cours de ces semaines, Karim a eu une prise de conscience des difficultés rencontrées mais aussi de la dureté de sa vie d’errance et qu’il a fait le choix d’opter pour un cadre plus sécurisant et bienveillant. Petit à petit, Karim nous fait part de son souhait de ne plus sortir de la structure afin de rejoindre ses anciens amis, ne voulant plus commettre d’actes délinquants.

En effet, en mars 2022, plusieurs jeunes accompagnés nous ont fait part de leur intention de départ vers différents pays européens. Durant plusieurs jours, ils incitent Karim à les suivre, en venant jusqu’à la mise à l’abri pour le convaincre. À plusieurs reprises, ce dernier leur fait part de son refus de les accompagner. Nous nous rapprochons de plusieurs structures d’accueil, avec le soutien du SEMNA afin de pouvoir orienter le jeune hors de Paris.

 

Orientation vers un lieu de placement

En mai 2022, nous observons un changement de comportement chez Karim. Lui qui passait ses journées sur la mise à l’abri, cesse brusquement d’y venir. Nous continuons toutefois de le croiser en rue. Il semble sincèrement ravi de nous voir mais refuse de rentrer avec nous et reste peu de temps à discuter. Nous notons en outre, lors de nos rencontres, un état physique dégradé (blessures, visage tuméfié, hygiène corporelle etc.). Cette distance coïncide avec le retour de certains jeunes plus âgés sur le territoire parisien dont il était très proche mais aussi de l’annonce d’un départ prochain vers un lieu de vie éloigné.

Nous comprenons qu’il nous faut agir rapidement. Nous mettons tout en œuvre afin de remobiliser Karim sur son projet et ses démarches à venir, en le cherchant quotidiennement en rue pour maintenir le lien. Nous l’incitons en outre fortement à rencontrer sa juge des enfants qui décide de le placer dans un lieu éloigné.

En parallèle de tout l’accompagnement éducatif mené auprès du jeune, nous apprenons qu’une enquête a été ouverte par le Parquet de Paris, visant plusieurs individus majeurs évoluant sur le secteur de Trocadéro. Ces derniers sont soupçonnés de contraindre une dizaine de mineurs à commettre des délits contre du don de stupéfiant. Nous supposons que Karim a pu être exploité par ces adultes.

Le 13 juin 2022, 7 adultes sont interpellés par les services de police et poursuivis pour traite des êtres humains. Au regard de sa situation de danger et de sa qualité présumée de victime de traite, une place dans un lieu de vie éloigné est recherchée, en lien avec le Parquet des mineurs, le SEMNA, sa juge des enfants. Un travail visant à l’adhésion du mineur à ce projet a été mené par les professionnels, conjointement avec le SEMNA.

Le 16 juin, Karim est conduit par les équipes du SEMNA et d’Hors la rue vers un lieu de vie éloigné, dédié à l’accompagnement des mineurs victimes de traite. Si les premières semaines sont difficiles pour le jeune, Karim réside toujours sur ce lieu de vie aujourd’hui, où il peut enfin vivre une vie d’enfant.

 


© illustration : Johan Garcia

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