Depuis 2020, notre équipe éducative composée d’un binôme/trinôme d’intervenants sociaux (éducateurs, psychologue, chargée de mission de lutte contre la traite des êtres humains) se rend, deux fois par semaine, à la rencontre de jeunes vulnérables sur le territoire de Quatre Chemins, à l’intersection de Pantin et d’Aubervilliers, dans le département de Seine-Saint-Denis.
Il s’agit majoritairement de mineurs non accompagnés (MNA) et de jeunes majeurs vulnérables de nationalité algérienne se livrant à des activités délinquantes de survie, parfois exercées sous la contrainte de tiers. Ils résident dans des squats ou des appartements gérés par des vendeurs de sommeil en Seine-Saint-Denis. Plusieurs d’entre eux sont connus des dispositifs de protection de l’enfance du département de Seine-Saint-Denis ou d’autres départements d’Île-de-France (75, 94, 92) et bénéficient de mises à l’abri ou de prises en charge par les services de protection de l’enfance, mais poursuivent leur parcours d’errance et investissent, chacun à leur manière, ce carrefour de tous les
destins que constitue le secteur des Quatre Chemins.
La majorité des jeunes rencontrés sont en souffrance psychologique et physique, due aux conditions de vie difficiles, aux divers traumatismes liés à leur parcours migratoire mais aussi aux violences quotidiennes qu’ils subissent. Ils ne sont pas, au premier abord, en demande de protection et ce n’est que lorsque la souffrance physique devient intolérable qu’une demande d’accès aux soins peut éventuellement émerger.
O. Douville, psychanalyste fait le lien entre l’errance des jeunes en rue et les lieux : « Lorsque l’errant arrive « au bout du rouleau » – et c’est bien cette forme d’errance impuissante et ravageuse qui nous importe ici –, le jeune, épuisé et sans horizon, en vient à redouter autrui. L’espace le contient à peine. Ces enfants et adolescents s’agglutinent dans des lieux qui ne sont pas des lieux où la parole humaine a quelque chance de se faire entendre, de faire événement. »
Ainsi, l’un des enjeux de l’accompagnement de ces jeunes est d’accueillir leurs paroles, d’échanger sur leurs représentations et de les travailler avec eux. Parfois, avec le temps et une présence régulière et répétée, un lien de confiance se tisse et les jeunes, petit à petit, nous confient, à même le trottoir ou dans un café, leurs peurs, leurs déceptions mais aussi leurs rêves, autant de bribes partagées aux Quatre Chemins.
Un lieu d’héritage
« Mon père m’a parlé de Quatre Chemins, il était ici il y a 20 ans », nous raconte un jeune dans sa langue, avant d’ajouter : « il n’y avait pas autant d’arabes, ce n’était pas comme ça ». Il nous montre alors tous les vendeurs à la sauvette et les déchets qui jonchent le sol. Nous sommes sur le trottoir devant l’une des sorties du métro de la ligne 7. Il nous dit que son père était venu travailler en France avant sa naissance, qu’il lui avait montré des photos de ce carrefour. Il semble néanmoins fier, d’être là lui aussi, à avancer dans le sillon de son père.
Cet endroit fourmille en effet de personnes qui vendent et achètent dans la rue des cigarettes, des médicaments ou encore du maïs grillé. Les commerçants et les habitants sont en lien quotidien avec les mineurs, les jeunes et moins jeunes majeurs qui sont là postés chaque jour, avec la rue pour échoppe. On entend d’autres langues que le français mais surtout le darija, le dialecte algérien. Ils sont nombreux à venir d’Oran mais aussi d’Alger ou d’Annaba.
Juste à la frontière avec Paris, à la frontière entre ces deux communes bien connues des ouvriers de la Seine-Saint-Denis (Pantin et Aubervilliers) ce lieu semble être aussi un pont entre hier et aujourd’hui, entre une migration algérienne emblématique de l’histoire coloniale française et l’exil de ces jeunes en quête de leurs histoires et de leur destin.
Un lieu d’attaches
Un autre jeune, âgé de 17 ans, le regard fier et le sourire franc, toujours entouré de ses amis d’Oran, nous parle autrement des Quatre Chemins. Ses amis et lui ne vendent rien mais sont toujours là, ensemble, assis sur des scooters. Un jour, une voiture de police municipale s’arrête brutalement devant nous, deux policiers l’interpellent et nous expliquent que le jeune est interdit du territoire d’Aubervilliers. Quelques semaines passent sans que nous le croisions à nouveau, puis nous le revoyons au même endroit. Il marche avec une béquille, a un gros bandage au pied, des points de suture sur la pommette et sur le crâne. Il nous explique que l’accident est arrivé ici même, il a couru pour échapper aux policiers, une voiture l’a percuté, il a été conduit inconscient, en ambulance, à l’hôpital. Au cours des nombreuses fois où nous l’avons accompagné ensuite pour changer son pansement, il nous donne toujours rendez-vous à Quatre Chemins, là où a eu lieu l’accident. Une fois le pansement changé, il retourne, inlassablement, à Quatre Chemins. Nous lui demandons un jour pourquoi il continue à venir ici, il répond qu’il ne sait pas où il pourrait aller ailleurs. Pourtant, il nous confie qu’il est hébergé chez un ami dans le 92, qu’il connaît le Pôle d’évaluation des Mineurs Isolés Étrangers à Paris et la place du Trocadéro. Il dit qu’il a beaucoup de problèmes, qu’il s’inquiète pour sa sœur et sa mère en Algérie, qu’il voudrait bien aller au foyer et à l’école et qu’il va y réfléchir. Lors des maraudes suivantes, on le revoit, sur le même trottoir, parfois riant avec ses amis, parfois entouré de quelques jeunes filles de son âge, parfois en sérieux conciliabule avec des grands. Il semble être des plus attachés, dans tous les sens du terme, au territoire.
Un lieu d’emprise
« J’ai peur de ces gens, ils me menacent, ils sont toujours là à Quatre Chemins, mais je me sens protégé ici car il y a beaucoup d’Algériens et tout le monde me connaît » : c’est un autre jeune de 17 ans qui nous parle. Il est venu vers nous un jour, en nous demandant si nous étions éducateurs pour les mineurs, à notre réponse affirmative, il nous demande de l’aide, il faut qu’il nous raconte mais pas ici. Nous allons nous extraire de l’activité grouillante du carrefour, pour nous asseoir dans un café, où il raconte à l’interprète arabophone au téléphone, qu’il a peur, que des adultes le menacent, le forcent à commettre des vols, qu’il prend des médicaments pour oublier, mais il voudrait tout arrêter et il a besoin d’aide. Il précise à l’interprète qu’il ne peut pas en dire plus ici, car même dans ce café, il est écouté. Nous nous donnons rendez-vous le lendemain dans notre centre d’accueil de jour et d’appui aux maraudes. Il ne viendra pas au rendez-vous après nous avoir appelé pour nous prévenir qu’il a été retenu ailleurs, mais tient à refixer une autre entrevue. Finalement, nous le revoyons dans la rue à Quatre Chemins, les deux yeux tuméfiés encerclés d’une sombre couleur bleue et souffrant de fortes douleurs au nez. Nous nous rendons dans les locaux de l’association locale de prévention spécialisée afin de réunir des conditions plus sécurisantes pour recevoir son témoignage : il réitère ses propos, explique qu’il est victime d’intimidation, de harcèlement et d’agression physique, il connaît les personnes qui l’ont frappé jusqu’à lui casser le nez. Ils l’ont défendu d’en parler et d’aller voir un médecin. Il veut porter plainte et dénoncer ces personnes à la police car précise-t-il « je ne suis pas le seul mineur dans ce cas, ils font le tour des Quatre Chemins avec leurs scooters et récoltent les larcins des vols, en menaçant les jeunes ».
Nous avons accompagné le jeune homme vers des soins de santé, puis vers les services spécialisés de protection des mineurs pour le recueil de son témoignage et l’organisation de sa protection en tant que victime. Ce jeune se rend encore à Quatre Chemins, dans ce lieu qu’il évoque entre nous avec effroi et où on le trouve pourtant arborant ce sourire confiant, saluant tout le monde, comme si ce lieu lui appartenait un peu à lui aussi.