Témoignage : Lila Romettino, éducatrice, nous relate la réalité des jeunes filles en errance accompagnées par l’association

Lila Romettino, éducatrice à Hors la rue depuis 2020, nous témoigne de ce qu’elle peut observer de la situation vécue des jeunes filles, en errance aggravée, qu’elle accompagne.

 

L’écriture a ce pouvoir de mise en mouvement, tandis que la rue a cette tendance à isoler l’espace de pensée.

J’ai pris le parti de rédiger un texte pour introduire le décor vertigineux des jeunes filles en errance dans lequel nous sommes immergés, afin de m’aider aussi à me décoller de la peau de cette rue, vide et saturée, lieu de leurs souffrances indicibles dont nous sommes témoins et qui viennent se crier par d’autres signaux de détresse. L’écriture a ce pouvoir de mise en mouvement, tandis que la rue a cette tendance à isoler l’espace de pensée. Il se peut alors que s’essayer à cet exercice m’amène à me redresser afin de porter un regard kaléidoscopique sur leur quotidien. C’est par cette invitation à nous élever à une certaine hauteur que pourra peut-être se révéler une ouverture sur ce monde clôturé.

Les jeunes filles en errance s’identifient et fusionnent avec des groupes de jeunes et adultes évoluant en rue

Les jeunes filles en errance s’identifient et fusionnent avec des groupes de jeunes et adultes évoluant en rue, sujets déstructurés, tirant profit de leur vulnérabilité. De là semble s’opérer une emprise semblable à une colonisation psychique et physique si élevée que cette dernière use de son pouvoir de fixation et de paralysie, empêchant une extraction consciente et volontaire d’un écosystème qu’elles ont investi, voire vite fantasmé.

Nous y observons des jeunes filles qui se retrouvent engluées dans un environnement vérolé, brisant toute possibilité de mouvements hors du périmètre d’emprise. Enfermées en dehors d’elles-mêmes et dans ce dedans que représente la rue pour elles, elles se voient se plier à une loyauté grandissante qu’elles projettent sur ces hommes et ces petits copains qui les maintiennent dans des rouages marécageux, et, épuisées, finissent par se perdre dans les méandres de ce qu’elles perçoivent comme un ouvert illimité, pourtant cloisonné.

Un glissement brutal s’établit alors, quoique déjà amorcé par un parcours sinueux et kafkaïen, vers une douloureuse déshumanisation

Un glissement brutal s’établit alors, quoique déjà amorcé par un parcours sinueux et kafkaïen, vers une douloureuse déshumanisation : faire fonction d’objet leur impose de survivre tantôt aux agressions internes, tantôt aux agressions externes, multiformes. Agressions des membres du groupe, survie, chantage, dépendances, effraction, autodestruction, dissociation… vont les conduire directement à l’impasse de l’errance, à la béance de la rue, à la recherche désespérée de l’approbation, du regard et de l’affection de l’Autre. N’ayant d’autres truchements pour surmonter la violence devenue norme acceptée malgré elles, elles s’inscrivent dans des logiques mortifères, à travers des conduites à risques et mises en danger diverses, intensifiant la perte de leur soi, amoindrissant la notion du réel.

La quête d’adrénaline et peut-être plus justement le besoin d’adrénaline, à travers des passages à l’acte répétés, mettent en évidence la nécessité vitale de compenser voire de colmater l’angoisse du vide et le risque d’effondrement, provoqués par les nombreux traumatismes subis, pour se rappeler, peut-être, qu’elles existent.

En plus de l’état de soumission produit par la mécanique de l’errance, la logique de transgression et du clivage de soi ne viendrait-elle pas accroître la dépossession du sens d’elles-mêmes ? En effet, elles se traitent sans amour, se culpabilisent, se nuisent par toutes sortes d’addictions : au langage psychique étouffé se montre alors le corporel et cette recherche anesthésiante par la consommation devient un moyen impérieux pour survivre, pour faire face à la toxicité du milieu et à la précarisation de leurs enveloppes.

Les substances aggravent la dépossession des véritables émotions et les réactions logiques aux mauvais traitements subis ne peuvent plus s’exprimer

On le sait, les substances aggravent la dépossession des véritables émotions et les réactions logiques aux mauvais traitements subis ne peuvent plus s’exprimer, alors comment renoncer au déni, comment traverser cet état de désillusion et comment réagir de façon normale à la cruauté et à la perversion face à laquelle elles sont exposées ?

Nombreuses sont les questions qui nous accompagnent, nous traversent, reflets des problématiques multidimensionnelles de leur réalité.

Dans la continuité du fil de nos pensées et dans le tissage de notre intervention auprès de ces jeunes filles, nous avons réalisé un projet podcast, qui a été pensé et rédigé par Mathilde Magniez, ancienne éducatrice, et Hortense Bret, psychologue. Les actions complémentaires de chacune des professionnelles mobilisées sur ce terrain y sont exposées afin de tenter de relier les fragments de ces vies éclatées.

A travers ces podcasts, nous vous avons invités à pénétrer vers la rive de la rue, leur rue, sans bordures, sans mémoire, qui voit se détruire des illusions et des identités et témoigne d’un réel fracassant, entre solitude et désespoir.

 

 

Lila Romettino
Educatrice

Pour réécouter les podcast en lien avec ce sujet, rendez vous sur notre chaine Youtube

Facebook

Twitter