Parcours de la jeune Daphné : Le dehors, lieu du naufrage identitaire

Notre équipe a rencontré Daphné* au cours de l’année 2020 aux abords de la Gare du Nord, au début, de manière sporadique, puis au cours de l’année 2021, plus régulièrement.

Daphné a 16 ans. Elle est déscolarisée depuis de nombreuses années. Elle a un enfant placé en pouponnière et elle n’a pas le droit de le voir. L’arrachement est tel qu’elle s’engouffre dans l’impasse de l’errance.

Elle ne trouve pas l’espace où peuvent être entendus ses appels à l’aide.

La région Ouest, d’où elle est pourtant originaire, a intensifié ses incertitudes identitaires. S’entame alors une déambulation, entre là-bas et ici, à la recherche d’attaches de remplacement. Issue d’une famille déstructurée, Daphné se voit déjà émiettée au fil d’un vécu fait de rejets, de violences, d’absence de soutien, d’instabilité. Ni l’Aide Sociale à l’Enfance et ses multiples mesures éducatives, ni les moultes tentatives de placement dans divers lieux pour la soustraire de son environnement carentiel ne l’amène à parer au sentiment d’insécurité ressenti. Elle ne trouve pas l’espace où peuvent être entendus ses appels à l’aide.

L’étouffement devenu trop intense, trop insupportable, elle se réfugie dans divers produits psychoactifs et dans l’alcool, qu’elle mélange. Elle se fond dans des groupes masculins pour tenter de trouver l’amour qu’elle n’a pas reçu. L’absence d’affection et de son fils a transpercé. Daphné tente alors de remplir et de combler, notamment à travers la fuite, et se retrouve dans un environnement aussi vérolé, cloisonné que celui qu’elle fuit.

Daphné se scarifie, se fait du mal, surtout quand elle est défoncée au cruel cocktail des médicaments et de l’ecstasy

Au mois de septembre 2021, alors que son éducateur ASE de l’Ouest nous informe de sa énième fugue vers Paris, nous reprenons non sans grande difficulté contact avec elle. Nous nous revoyons dans la foulée, et c’est très vite que Daphné nous annonce que cette fois-ci, elle n’y retournera pas. Ce qu’elle souhaite elle, c’est rester à Paris et y avoir un foyer. Être loin de l’Ouest et tout ce que cela représente pour elle. En attendant, le refuge furtif qu’est devenue la rue se pérennise. Et les mauvaises rencontres aussi, celles intéressées et malintentionnées. Face à cette adversité, et pour l’aider à surmonter l’impossible, Daphné se scarifie, se fait du mal, surtout quand elle est défoncée au cruel cocktail des médicaments et de l’ecstasy, le seul qui lui permet de se déconnecter un bref temps d’un réel envahissant. Elle s’en prend alors à ses bras, se tape les poings contre les murs. L’influence du dehors est telle que cela la plonge dans une forme de léthargie où seules les conduites d’errance aggravées à travers des logiques mortifères lui permettent de faire face.

L’accueil d’une parole qui circule l’a amenée à montrer, à dire.

C’est grâce à la constance du lien, aux rappels réguliers quant à notre présence, à la possibilité de nous mobiliser pour elle et grâce à un regard bienveillant inaltérable, que Daphné a pu s’autoriser à se sentir digne de demander et de recevoir une première aide. Vient alors un temps où nous la voyons quasi quotidiennement. Quand on ne se parle pas, Daphné se rend sur notre centre de jour, espace sécurisant qu’elle a su investir. L’accueil d’une parole qui circule l’a amenée à montrer, à dire. Elle nous confie ses automutilations, les agressions physiques et sexuelles qu’elle vient de vivre. Et elle demande encore un foyer à Paris.

Se dessine rapidement un écart entre l’offre et la demande. Ne relevant pas du territoire parisien, la seule chose proposée à Daphnée est un foyer d’urgence, pour une nuit, avant de recevoir un billet de train pour retourner vers l’Ouest. Inenvisageable pour elle, son territoire d’origine la ramène à ses souffrances internes, trop nombreuses, indicibles autrement que par l’autodestruction. Ce foyer, elle le connaît, elle y a déjà séjourné, parmi tant d’autres, et d’où elle a systématiquement fugué. La réponse donnée à Daphné la crispe, la fâche, la fragilise encore et à nouveau, et voilà que le même schéma qu’elle redoutait se (re)produit. Sont ravivées des douleurs, des frustrations, qui ne la lâchent pas, et l’échappatoire parisienne sur laquelle elle avait tout misé se brise. Essoufflée du harcèlement dont elle a fait l’objet tout au long de la journée, elle passera une première nuit là-bas. Mais le périmètre d’emprise, lui, ne se délite pas. Dès le lendemain matin, elle se remet à fuguer vers la rive de la rue. Une fuite supplémentaire, marque d’un processus de désespérance perpétuel, d’une errance vertigineuse.

Ce même dessin se répète comme ça pendant de longues semaines. Nuits aux foyers, fugues, elle alterne les autres dans des squats, des hôtels, des appartements dans divers coins parisiens, avec « son copain », chaque jour différent. Elle y est parfois entraînée avec « sa sœur » ou « sa copine » qu’elle vient de rencontrer dehors, qui lui vend une vie excitante, pleine d’adrénaline, vers des hommes qui réduisent Daphné à une fonction utilitaire, objet sexuel sur lequel la rente d’argent est fructueuse. Après plusieurs signalements rédigés quant à la situation alarmante, une délégation de sa mesure vers Paris est faite, et son foyer d’urgence devient une résidence principale, quoique restant ponctuelle pour Daphné.

« Moi je suis folle de toute façon, ça va pas dans ma tête »

En sa compagnie, elle nous montre à voir de façon subliminale un fragment de son quotidien. La sonnerie de son téléphone portable est incessante, des numéros inconnus s’y affichent, ce sont des amis, nous dit-elle toujours. Ils lui demandent des photos, des vidéos d’elle, elle s’enferme dans les toilettes quand la discussion caméra devient plus sérieuse. Il y en a même de prison qui la harcèlent de vocaux, finissant par l’éclabousser de menaces et d’insultes. C’est l’amie qui lui garde ses papiers d’identité qui fait tourner son numéro, nous raconte-t-elle parfois en colère. Son téléphone est greffé à sa main, elle a de grosses difficultés à lever la tête et à s’en séparer, des difficultés de compréhension et de communication, ainsi qu’une capacité de concentration largement amoindrie. Les sollicitations sont telles que nos conversations se voient toujours interrompues, cela se produit aussi quand on se met à parler d’elle, quand on tente de l’amener vers l’idée de soin. « Moi je suis folle de toute façon, ça va pas dans ma tête » nous répète-t-elle pour nous répondre, avant de prendre l’énième appel d’un inconnu.

Elle n’évoque pas sa situation prostitutionnelle comme telle, et fantasme la relation qu’elle croit sentimentale avec ledit copain du moment, avec les hommes qui se tournent vers elle, puisqu’eux s’y intéressent. Daphné se plie à une loyauté grandissante qu’elle projette sur eux : la toxicité du milieu marécageux dans lequel elle est engluée sème le trouble et résiste au mouvement du soin d’elle-même et d’une adhésion pleine et totale. Nous observons une adolescente qui se retrouve privée d’elle-même et de son corps, pourtant en construction et en formation. Il est dérobé, accaparé. Elle est dans l’incapacité d’habiter cette demeure, à la fois débordée et en lutte contre la peur du vide. Alors elle se nuit, tente la survie par la consommation excessive anesthésiante et par la précarisation de son corps, pour soigner les maux et pour faire face à cet amas de souffrances qui fourmillent dans le corps. Elle tente de colmater cette pulsation douloureuse, aiguë, qui essaye de se crier quelque part.

C’est par cette détresse affichée et les appels à l’aide qu’elle nous renvoie via différentes formes  que nous parvenons finalement à travailler l’orientation vers le soin

C’est par cette détresse affichée et les appels à l’aide qu’elle nous renvoie via différentes formes  que nous parvenons finalement à travailler l’orientation vers le soin, auprès de deux équipes en hôpital. Dans un cadre assoupli, où la relation d’authenticité lui est offerte et où elle peut sentir une confiance de proximité, Daphné parvient à énoncer des « je veux » / « je veux plus », et continue à montrer davantage ce qu’elle subit sans pour autant s’en décrocher.

De par une collaboration étroite avec les institutions garantes de sa protection et une volonté commune et réfléchie d’accompagner Daphné, à travers des échanges permanents, des synthèses régulières pour maintenir une veille, et malgré ses allers-retours incessants, qu’un travail de suivi autour de ses consommations est entamé, dans un espace de construction de liens sécures supplémentaire. En jouant le trait d’union entre le dehors et le dedans et par la recherche collective de solutions adaptées, s’ensuivront des pistes d’éloignement en séjour de distanciation, afin de l’extraire d’un environnement malsain tout en poursuivant l’accompagnement médical.

Le dysfonctionnement psychique, corporel et la défaillance de son environnement nous ont renseigné sur l’importance de tisser un maillage institutionnel. La convergence de nos efforts et cette complémentarité a aidé à désamorcer son étanchéité à l’acceptation d’une prise en charge dans un ailleurs possible. Notons également que sa santé fut un enjeu majeur et un angle par lequel il a été fondamental de passer pour la protéger.

*Le prénom et le lieu ont été modifiés afin de préserver l’anonymat de la personne concernée

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